Conclusions du rapporteur public M. Axel BASSET

FAITS ET PROCEDURE – le 31 décembre 2002, l’EURL J. N. S., qui exploite une officine de pharmacie, a signé avec l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) S., une convention, renouvelée pendant plusieurs années, destinée à fournir aux patients de cette maison de retraite des médicaments et produits pharmaceutiques. Toutefois, dans le cadre d’une pratique de plus en plus répandue liée à une pénurie chronique de personnels soignants et de restrictions budgétaires, l’EHPAD S. a souhaité confier à l’EURL J. N. S., par un nouveau contrat du 23 janvier 2006, une mission supplémentaire consistant à préparer la mise en piluliers journaliers ou hebdomadaires des médicaments afin de faciliter leur prise par les personnes âgées. Bien que ce contrat ait été renouvelé plusieurs années d’affilée jusqu’au 7 avril 2011, date à laquelle l’EHPAD S. a décidé de recourir à autre fournisseur à la suite d’une procédure de mise en concurrence, l’ EURL J. N. S. entend désormais, dans le cadre tracé par l’arrêt du CE, 304802, A, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, contester du contrat mettant à sa charge cette mission supplémentaire, qui a engendré pour elle des frais matériels et humains. C’est ainsi que, par la présente requête, l’EURL J. N. S., qui tout en évoquant certains chefs de préjudice n’a présenté toutefois aucune réclamation indemnitaire, vous demande de prononcer la nullité du contrat signé le 23 janvier 2006.

FOND – sur le fond, la requérante fait valoir qu’à l’occasion de différentes questions écrites, les ministères compétents ont estimé que l’activité de reconditionnement des médicaments ne faisait pas partie des activités susceptibles d’être prises en charge par les pharmacies d’officine, mentionnées par le Code de la santé publique, et ce pour des raisons de sécurité sanitaire. Et qu’ainsi, la clause contractuelle prévoyant qu’à compter de l’année 2006, elle devrait déconditionner les médicaments servis aux patients de la maison de retraite étant illégale, n’a pu créer aucune obligation entre les parties. Cette argumentation pose en l’espèce une question intéressante, qui n’a – à notre connaissance – pas encore été tranchée par la jp administrative, que ce soit en 1ère instance, en appel ou en cassation.

Contenu des réponses ministérielles – Il est vrai que le ministre de la santé et des solidarités, saisi de cette question du mode de distribution et de conditionnement des médicaments dans les maisons de retraite, posée entre autres par une députée UMP, avait apporté la réponse suivante, publiée au JO le 26 décembre 2006 : « La mise en piluliers journaliers ou hebdomadaires des médicaments est destinée à faciliter la prise de médicaments par les personnes âgées. Elle nécessite de déconditionner les spécialités pharmaceutiques et de les reconditionner dans un pilulier ou un semainier. Cette activité ne fait pas partie des activités de la pharmacie d'officine, telles que définies par le code de la santé publique. En effet, la pharmacie d'officine est affectée à la dispensation au détail des médicaments sous leur conditionnement d'origine, défini dans leur autorisation de mise sur le marché prévue par les articles L. 5125-1 et L. 5121-8 du CSP. Elle ne peut être assimilée à la préparation des doses à administrer telle que prévue par l'article R. 4235-48 (3°) de ce même code car elle ne permet pas au pharmacien d'accomplir l'acte de dispensation dans son intégralité (R. 4235-48 CSP). En effet, les patients, voire les infirmiers, ne sont notamment pas destinataires des informations et des conseils nécessaires au bon usage de ces médicaments. Ils ne disposent pas de la notice ; cette pratique ne permet pas de garantir la qualité et la traçabilité des médicaments. Par ailleurs, les bonnes pratiques de préparations à l'officine publiées au Bulletin officiel numéroté 88/5 bis s'appliquent aux préparations magistrales et/ou officinales réalisées à l'officine et non aux opérations de déconditionnement. Elles ne mentionnent donc pas les moyens en personnels, locaux et matériels qui seraient nécessaires à une telle activité ». Et le ministre de la santé de conclure que la réglementation ne prévoit pas la possibilité, pour les pharmaciens d'officine, pour des raisons de sécurité sanitaire, de « déconditionner » les présentations des médicaments au sein de leurs officines.

Etat de la jurisprudence actuelle – Toutefois, et pour pertinents que certains des arguments invoqués par le ministre puissent être, vous n’êtes pas liés, dans votre appréciation de l’enjeu juridique posé, par ces qualifications ministérielles. L’argumentation avancée par le ministre revient en réalité à dire que l’activité litigieuse n’étant pas expressément autorisée par un texte serait – implicitement mais nécessairement – prohibée donc illicite. Une telle argumentation contrevient toutefois frontalement au principe de légalité des délits et des peines, appliqué notamment en droit pénal, et posé avec force à l’article 5 de la DDHC du 26 août 1789, qui constitue l’une des sources constitutionnelles fondamentales du droit public français, en vertu duquel : « La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. ». Ce raisonnement a été, très précisément, retenu par la haute juridiction dans le cadre d’une demande d’annulation d’une décision de la chambre disciplinaire nationale de l'ordre des pharmaciens prononçant à l’encontre d’un pharmacien la sanction de l'interdiction d'exercer la pharmacie d'une durée de deux mois. Pour annuler cette décision, elle a considéré que la Chambre disciplinaire ne pouvait légalement faire grief à M. S. d’avoir placé dans des piluliers individuels (« blisters ») scellés les médicaments nécessaires au traitement pendant 28 jours de personnes hébergées dans une maison de retraite, au motif que cette pratique méconnaissait une règle selon laquelle les médicaments placés dans un pilulier ne doivent couvrir qu’une durée de traitement limitée à sept jours, alors qu’une telle règle n’était édictée par aucun texte (voyez l’arrêt du CE, 316858, B, 2 juillet 2010, M. S.). Relevons qu’il fut un temps où des dispositions réglementaires prohibaient expressément le déconditionnement des spécialités pharmaceutiques. Tel était le cas du décret n° 82-818 du 22 septembre 1982 portant application de l'article L. 626 du code de la santé publique relatif à l'usage des substances vénéneuses, applicable aux pharmacies d’officines, et qui a été étendu quelques années plus tard par la jp aux pharmaciens exerçant dans les pharmacies hospitalières (voyez le très intéressant arrêt du CE, N° 48495, A, 21 mai 1986, syndicat national des pharmaciens des hôpitaux des centres universitaires, aux conclusions du rapporteur public Jacqueline de Clausade). Ce décret du 22 septembre 1982 a toutefois été abrogé au 8 août 2004 et aucune disposition législative ou réglementaire ne vient, désormais, prohiber la pratique du déconditionnement de certains médicaments dans les maisons de retraite aux fins de faciliter la prise de médicaments par les personnes âgées. La clause du contrat conclu initialement entre l’EHPAD S. et l’EURL J. N. S. n’étant pas illicite au sens de l’arrêt du CE, 304802, A, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, les conclusions tendant à ce qu’elle soit déclarée nulle ne pourront donc qu’être rejetées.

PCMNC : Au rejet de la requête de la EURL J. N. S.





Vu la requête, enregistrée au greffe du tribunal administratif de Bordeaux le 13 avril 2012, présentée pour l'EURL A…C…, dont le siège est ….., par la SCP Avocagir, avocat au barreau de Bordeaux complétée par un second mémoire enregistré le 25 mars 2013 ; l’EURL A…C… demande au tribunal :

- l’annulation du contrat du 23 janvier 2006 passé avec l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) « Séguin » de Cestas ; - la mise à la charge de l’Etat d’une somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu le mémoire en défense enregistré le 5 mars 2013, présenté pour la EHPAD maison de retraite spécialisée Seguin, complété par un second mémoire enregistré le 17 février 2014, par Me Thomas Rivière, avocat au barreau de Bordeaux, qui conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit mis à la charge de l'EURL A…C… le versement d'une somme de 4 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la directive européenne n° 2001-83 du 6 novembre 2001 instituant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humains ;

Vu le code des marchés publics ;

Vu le code de la santé publique ;

Vu le code de justice administrative ;

Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ; Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 8 octobre 2014 :

- le rapport de M. Béroujon, premier conseiller,

- les conclusions de M. Basset, rapporteur public,

- et les observations de la SCP Avocagir, avocat de l'EURL A…C…, ;

1. Considérant que l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) « Séguin » de Cestas (33610) et l’EURL A…C…, exploitant une officine de pharmacie, ont conclu, le 31 décembre 2002, un contrat ayant pour objet la fourniture de médicaments et produits pharmaceutiques par la pharmacie à l’EHPAD Séguin ; que ce contrat a été renouvelé jusqu’au 23 janvier 2006, date à laquelle un nouveau contrat a été signé entre les parties, d’une durée d’un an, prévoyant, outre la fourniture de médicaments et produits pharmaceutiques, la préparation, par la pharmacie, des doses à administrer aux résidents de l’EHPAD Séguin sous « blisters » nominatifs ; que le contrat a été prolongé d’année en année jusqu’au 7 avril 2011, date à laquelle l’EHPAD Séguin s’est engagé auprès d’un autre fournisseur à la suite d’une procédure de mise en concurrence au terme de laquelle l'EURL A…C…,, candidate, n’a pas été retenue ; que cette dernière demande l’annulation du contrat du 23 janvier 2006 ;

Sur la validité du contrat :

2. Considérant, en premier lieu, que les parties à un contrat administratif peuvent saisir le juge d’un recours de plein contentieux contestant la validité du contrat qui les lie ; qu’il appartient alors au juge, lorsqu’il constate l’existence d’irrégularités, d’en apprécier l’importance et les conséquences, après avoir vérifié que les irrégularités dont se prévalent les parties sont de celles qu’elles peuvent, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, invoquer devant lui ; qu’il lui revient, après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise et en tenant compte de l’objectif de stabilité des relations contractuelles, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la résiliation du contrat ou, en raison seulement d’une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, son annulation ;

3. Considérant, en second lieu, qu’aux termes de l'article 40 de la directive du 6 novembre 2001 susvisée : « 1. Les États membres prennent toutes les dispositions utiles pour que la fabrication des médicaments sur leur territoire soit soumise à la possession d'une autorisation. Cette autorisation de fabrication est requise même si le médicament est fabriqué en vue de l'exportation. 2. L'autorisation visée au paragraphe 1 est exigée tant pour la fabrication totale ou partielle que pour les opérations de division, de conditionnement ou de présentation. / Toutefois, cette autorisation n'est pas exigée pour les préparations, divisions, changements de conditionnement ou présentation, dans la mesure où ces opérations sont exécutées, uniquement en vue de la délivrance au détail, par des pharmaciens dans une officine ou par d'autres personnes légalement autorisées dans les États membres à effectuer lesdites opérations (…). » ; qu’aux termes de l’article L. 4211-1 du code de la santé publique dans sa version alors applicable : « Sont réservées aux pharmaciens, sauf les dérogations prévues aux articles du présent code : 1° La préparation des médicaments destinés à l'usage de la médecine humaine ; (…) 4° La vente en gros, la vente au détail et toute dispensation au public des médicaments, produits et objets mentionnés aux 1°, 2° et 3° (…). » ; qu’aux termes de l’article L. 5231-8 de ce code : « La production, la fabrication, le transport, l'importation, l'exportation, la détention, l'offre, la cession, l'acquisition et l'emploi de plantes, de substances ou de préparations classées comme vénéneuses sont soumises à des conditions définies par décrets en Conseil d'Etat (…). » ; qu’aux termes de l’article R. 4235-48 : « Le pharmacien doit assurer dans son intégralité l'acte de dispensation du médicament, associant à sa délivrance : (…) 2° La préparation éventuelle des doses à administrer (…). » ; qu’aux termes de l’article R. 5126-115 de ce code dans sa version alors applicable : « Les pharmaciens d'officine et les autres personnes légalement habilitées à les remplacer, assister ou seconder peuvent dispenser au sein des établissements mentionnés à l'article R. 5126-111 les médicaments autres que ceux destinés aux soins urgents, dans les conditions prévues aux articles R. 5125-50 à R. 5125-52 et sous réserve, en ce qui concerne les médicaments mentionnés à l'article R. 5132-1, qu'ils aient fait l'objet d'une prescription médicale. » ; qu’aux termes de l’article R. 4235-10 : « Le pharmacien doit veiller à ne jamais favoriser, ni par ses conseils ni par ses actes, des pratiques contraires à la préservation de la santé publique (…). » ; qu’aux termes de l’article R. 4235-12 de ce code : « Tout acte professionnel doit être accompli avec soin et attention, selon les règles de bonnes pratiques correspondant à l'activité considérée (…). » ; qu’aux termes de l’article R. 4235-4 de ce code : « Un pharmacien ne peut exercer une autre activité que si ce cumul n'est pas exclu par la réglementation en vigueur et s'il est compatible avec la dignité professionnelle et avec l'obligation d'exercice personnel. » ;

4. Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ces dispositions législatives et règlementaires qui doivent être interprétées à la lumière de la directive du 6 novembre 2001, que la préparation des médicaments en piluliers ou « blisters » nominatifs selon les schémas posologiques afin de sécuriser la distribution et faciliter l'administration du soin, qui implique seulement le changement de conditionnement du médicament dans le respect des règles sanitaires et non le déconditionnement du médicament pour l’incorporer à une préparation magistrale, entre dans le champ des activités que les pharmaciens d’officine peuvent exercer en application des articles L. 4211-1 et L. 5231-8 précités du code de la santé publique ;

5. Considérant que les réponses du ministre de la santé aux questions écrites n° 114649 et n° 112522 publiées au journal officiel de l’assemblée nationale du 19 juin 2007 et n° 111327 publiée au journal officiel de l’assemblée nationale du 26 décembre 2006, qui indiquent que « La mise en piluliers journaliers ou hebdomadaires des médicaments est destinée à faciliter la prise de médicaments par les personnes âgées. Elle nécessite de déconditionner les spécialités pharmaceutiques et de les reconditionner dans un pilulier ou un semainier. Cette activité ne fait pas partie des activités de la pharmacie d'officine, telles que définies par le code de la santé publique. En effet, la pharmacie d'officine est affectée à la dispensation au détail des médicaments sous leur conditionnement d'origine, défini dans leur autorisation de mise sur le marché (article L. 5125-1 et L. 5121-8 du code de la santé publique) ; elle ne peut être assimilée à la préparation des doses à administrer telle que prévue par l'article R. 4235-48 (3°) car elle ne permet pas au pharmacien d'accomplir l'acte de dispensation dans son intégralité ( R. 4235-48). En effet, les patients, voire les infirmiers, ne sont notamment pas destinataires des informations et des conseils nécessaires au bon usage de ces médicaments. Ils ne disposent pas de la notice ; cette pratique ne permet pas de garantir la qualité et la traçabilité des médicaments (…) En conclusion, la réglementation ne prévoit pas la possibilité, pour les pharmaciens d'officine, pour des raisons de sécurité sanitaire, de « déconditionner » les présentations des médicaments au sein de leurs officines (…). », qui ne constituent qu’une interprétation de la loi dépourvue de tout effet normatif, ne peuvent être utilement invoquées par l’EURL A…C… ;

6. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que le contrat du 23 janvier 2006, qui met à la charge du pharmacien l’obligation de préparer les doses à administrer aux pensionnaires de l’EHPAD Séguin sous piluliers nominatifs conformément à la prescription du médecin du pensionnaire, impliquant pour le pharmacien de changer le conditionnement des médicaments dans le respect des règles sanitaires, ne méconnaît aucune règle de droit ni aucun principe juridique ; qu’ainsi, le moyen tiré de ce que le contenu du contrat serait illicite doit être écarté ;

Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

7. Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l’EHPAD Séguin, qui n’est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que l’EURL A…C… demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu’il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l’EURL A…C… le versement à l’EHPAD Séguin de la somme de 1 200 euros au titre des frais de même nature ;

D E C I D E :

Article 1er : La requête n° 1201353 de l’EURL A…C… est rejetée.

Article 2 : L’EURL A…C… versera à l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes « Séguin » de Cestas une somme de 1 200 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le présent jugement sera notifié à l’EURL A…C… et à l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes « Séguin » de Cestas.!!!